This article is also available in English here. Traduction fournie par l’auteur

Un avis retentissant rendu par la plus haute juridiction française a semé le doute sur les perspectives d’actions en justice relevant de la compétence universelle, en France et ailleurs, pour tenir pour responsables les auteurs de violations des droits de l’homme dans les États qui ne respectent pas le droit international. La Cour de cassation française a estimé que les procureurs français ne pouvaient pas enquêter ou engager des poursuites pour crimes contre l’humanité en vertu d’une loi française ancienne, car la Syrie n’avait pas criminalisé les crimes contre l’humanité au niveau national. Il y a de l’inquiétude que cet arrêt ne prive les Syriens – et les victimes d’autres États qui ne reconnaissent pas les crimes contre l’humanité – de la possibilité de demander des comptes pour les violations des droits de l’homme par le principe de compétence universelle (CU). Ce serait une tournure regrettable des événements, car la compétence universelle est devenue le dernier refuge pour de nombreuses victimes d’atrocités lorsque la Cour pénale internationale (CPI) (en collaboration avec le Conseil de sécurité des Nations unies) a choisi de ne pas agir. Comme le suggère par une coalition d’ONG, la loi française devrait être modifiée. Mais en attendant, il reste de nombreuses possibilités de demander justice en France pour les atrocités commises par les Syriens, notamment compris pour le génocide, la torture et les crimes de guerre.

La Cour de Cassation bloque les crimes contre l’humanité

Le 24 novembre 2021, la cour de cassation a rendu un arrêt définitif selon lequel les procureurs français ne sont pas compétents pour enquêter et poursuivre un présumé criminel de guerre syrien en raison de l’absence de définition en droit syrien des crimes contre l’humanité. L’affaire concernait Abdulhamid C., 32 ans, qui a servi entre 2011 et 2013 en tant que réserviste dans les services de sécurité de l’État à Damas – une unité connue pour la répression violente des manifestations contre le régime de Bachar el-Assad.  Pourtant, le tribunal a déclaré qu’il ne pouvait pas poursuivre la « complicité de crimes contre l’humanité » contre un ancien soldat syrien sur le territoire français.

L’arrêt – bref au regard des normes du droit international – était fondé sur l’article 689-11 du code de procédure pénale français, qui dispose que les crimes contre l’humanité ne peuvent être poursuivis en France qu’à la condition de l’existence d’une double incrimination. En d’autres termes, les procureurs français ne peuvent poursuivre ce comportement que si l’État dans lequel les crimes ont été commis soit criminalise expressément les crimes contre l’humanité, soit est partie au Statut de Rome et a donc criminalisé ce comportement en ratifiant le traité (même sans législation d’application).

La décision a été un grand choc pour de nombreux défenseurs et militants des droits de l’homme, et notamment pour les Syriens qui ont exprimé leur inquiétude pour que les auteurs des crimes les plus odieux soient soumis à la justice, il faut que des dispositions pénales les punissent dans la législation de l’État de leur nationalité ou de la région où les crimes ont été commis – États qui, dans de nombreux cas, sont directement impliqués dans la conduite criminelle. Ces observateurs ont averti que la France pourrait désormais devenir un refuge pour les auteurs de violations des droits de l’homme.

Dans le cas des violations des droits humains dans des États, comme la Syrie, qui n’ont pas criminalisé les crimes contre l’humanité, il reste d’autres options. En effet, étant donné que la Syrie a ratifié les Conventions de Genève ainsi qu’un certain nombre d’autres conventions et traités internationaux qui criminalisent les violations, il reste des alternatives viables pour poursuivre les auteurs vivant en France.

Les lois nationales syriennes

Comme l’a précisé la Cour de cassation, le droit français exige la double incrimination pour que les crimes contre l’humanité puissent être poursuivis en France. Bien que les crimes contre l’humanité ne soient pas criminalisés en Syrie, un certain nombre d’autres crimes figurent dans les lois syriennes. Pour ces crimes, la double incrimination serait satisfaite. Par exemple, la double incrimination s’applique explicitement aux crimes de guerre en droit français. Mais contrairement aux crimes contre l’humanité, la double incrimination est satisfaite en ce qui concerne les crimes de guerre car la Syrie a ratifié les quatre Conventions de Genève en 1953. En outre, la Syrie a adhéré au Protocole de Genève interdisant l’emploi de gaz asphyxiants et toxiques et de méthodes bactériologiques dans les guerres par le décret législatif n° /117/ de 1970. Par conséquent, de futures accusations peuvent être portées pour des crimes constitutifs de crimes de guerre ainsi que pour des crimes liés aux armes chimiques.

Les plaints pourraient également progresser sur la base d’accusations de torture. Bien que la torture ne soit pas spécifiquement mentionnée dans la disposition française exigeant la double incrimination, elle est reconnue par le droit international à la fois comme un crime de guerre et comme un crime contre l’humanité et pourrait être soumise à l’article 689-11. Mais la Syrie a adhéré à la Convention contre la torture, qui a été exécutée au niveau national par le décret législatif n° 39 de 2004. En outre, l’article 53 de la constitution syrienne stipule que « personne ne peut être torturé physiquement ou mentalement, ou traité de manière dégradante ». Cette disposition est reprise à l’article 391 du code pénal syrien, qui interdit la torture et punit les auteurs de ce crime. Par conséquent, la torture peut toujours faire l’objet d’enquêtes et de poursuites par les autorités françaises.

Dans certains cas, la loi antiterroriste syrienne peut également constituer une base raisonnable pour la double incrimination. Il convient de noter que la loi antiterroriste syrienne a été largement utilisée par le gouvernement syrien pour persécuter les opposants et les citoyens ordinaires. Cela met en évidence l’absurdité de la condition de double incrimination dans le cas d’États qui sont eux-mêmes responsables de violations généralisées des droits de l’homme. Néanmoins, l’exigence de double incrimination peut être satisfaite dans les cas où les procureurs français choisissent de poursuivre les responsables des crimes liées au terrorisme, tels que les membres d’ISIS ou de Jabhat al Nusra.

Fondement douteux de la double incrimination

Malgré les voies juridiques qui existent pour les victimes syriennes en France, la justification de l’exigence de la double incrimination pour les crimes relevant de la compétence universelle est sujette à caution. Certains crimes internationaux sont d’une telle importance, et si universellement acceptés, qu’une législation d’application au sein de l’État dans lequel le crime a été commis ne devrait pas être requise pour une poursuite au titre de la compétence universelle.

Les normes impératives du droit international sont celles qui sont acceptées et reconnues par la communauté internationale des États dans son ensemble et qui ne permettent donc aucune dérogation (c’est-à-dire le jus cogens). La Cour Internationale de Justice a reconnu les interdictions du génocide et de la torture comme des normes impératives – bien qu’à ce jour elle n’ait pas encore reconnu les crimes contre l’humanité comme faisant partie de cette catégorie. Beaucoup considèrent que les violations graves des Conventions de Genève entrent également dans cette catégorie. En effet, certains ont fait valoir que les tribunaux français ont déjà accepté que les lois internationales contre les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et la torture s’appliquent directement en France, y compris leur caractère universel, avec certaines limitations importantes. Selon nous, les crimes de jus cogens sont directement applicables à la fois en France et en Syrie et devraient satisfaire à l’exigence de double incrimination, malgré les limitations de l’article 689-11.

Le Parlement français, reconnaissant probablement l’importance de faciliter les poursuites des crimes de jus cogens, a supprimé l’exigence de double incrimination pour le crime de génocide dans les amendements de 2019 à la loi française. Toutefois, il a maintenu cette exigence pour les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, ainsi que pour la torture en tant que crime contre l’humanité ou crime de guerre. Les groupes de défense des droits de l’homme et les victimes ont demandé de nouveaux amendements à la loi afin de supprimer cette exigence dans les cas concernant ces crimes.

Cependant, même si la loi est modifiée, les amendements pourraient ne pas résoudre le problème que l’exigence de la double incrimination a créé pour la poursuite des auteurs de violations des droits humains dans le conflit syrien. À première vue, le principe juridique international connu sous le nom de nullum crimen sine lege, qui figure à l’article 112-1 du code pénal français (également connu aux États-Unis sous le nom d’interdiction des lois ex post facto), empêche l’application rétrospective de nouvelles lois pénales ou de lois nouvellement modifiées. Ainsi, même si la double incrimination est supprimée pour les crimes contre l’humanité dans la loi française, cela pourrait ne pas permettre de poursuivre les auteurs de violations des droits humains pour des faits antérieurs à la modification. Si tel est le cas, les crimes commis au cours du conflit syrien, à partir de 2011 et jusqu’à aujourd’hui, ne seraient pas susceptibles d’être poursuivis en vertu d’une éventuelle législation modifiée. Toutefois, le droit français exclut du principe nullum crimen les lois qui sont modifiées à des fins uniquement juridictionnelles. Ainsi, un tribunal français pourrait finalement conclure que l’amendement visant à supprimer la double incrimination pour les crimes contre l’humanité pourrait avoir un effet immédiat, s’il est jugé purement juridictionnel.

Quelle que soit l’issue, l’amendement de la loi permettrait de poursuivre les crimes contre l’humanité commis en Syrie, ou dans d’autres États, après l’amendement. Il est donc nécessaire d’amender à nouveau la législation pour supprimer totalement l’exigence de double incrimination pour les crimes contre l’humanité.

Réexamen de l’avis Lafarge

Ceux qui suivent les affaires de compétence universelle se souviendront qu’il y a quelques mois seulement, la même cour de cassation a rendu un arrêt qui a donné un nouveau souffle à l’affaire pénale contre le cimentier Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité en raison des paiements effectués par la société à ISIS afin de poursuivre ses opérations en Syrie.

Dans cette affaire, un tribunal de première instance avait jugé que la société ne pouvait être tenue responsable de complicité de crimes contre l’humanité. La Cour de cassation a annulé cette décision, estimant que « l’on peut être complice de crimes contre l’humanité même si l’on n’a pas l’intention d’être associé aux crimes commis ». La Cour a également estimé que « le fait de verser sciemment plusieurs millions de dollars à une organisation dont le seul but était exclusivement criminel suffit à constituer une complicité, peu importe que l’intéressé ait agi pour poursuivre une activité commerciale ».

A première vue, il est difficile de concilier l’arrêt Lafarge avec l’arrêt rendu dans l’affaire Abdulhamid C. La première affaire a rétabli des accusations de crimes contre l’humanité pour un crime commis en Syrie, alors que la seconde a rejeté une affaire considérant qu’un tribunal français ne pouvait pas juger des crimes commis en Syrie. Pour harmoniser ces décisions, on pourrait considérer que la question de la double incrimination n’a jamais été soulevée dans l’appel Lafarge. L’arrêt Lafarge s’est concentré sur la question de la complicité et sur l’existence d’un ensemble de faits permettant de soutenir la complicité de crimes contre l’humanité. La Cour n’avait aucune raison d’examiner la localisation des crimes ni si la question de savoir si la double incrimination pouvait également être un motif de rejet des accusations de crimes contre l’humanité. Néanmoins, l’apparente incohérence est frappante. Bien que la France soit une juridiction de droit civil qui ne reconnaît pas les précédents juridiques tels qu’ils sont compris dans les juridictions de common law, on pourrait attendre une certaine cohérence, en particulier dans deux affaires rendues à deux mois d’intervalle.

Quoi qu’il en soit, la décision dans l’affaire Abdulhamid C. pourrait conduire au rejet des accusations de crimes contre l’humanité portées contre Lafarge, qui sont actuellement en renvoi. L’affaire Lafarge pourrait se poursuivre sur la base des charges restantes, dont le financement du terrorisme. Mais le rejet des charges les plus graves serait une issue malheureuse – une issue qui rend la décision dans l’affaire Abdulhamid C. d’autant plus regrettable, et l’amendement de l’exigence de double incrimination d’autant plus urgent.

Conclusion

La décision de la Cour de cassation dans l’affaire Abdulhamid C. est un coup dur pour les victimes de crimes contre l’humanité en Syrie. Les efforts actuels pour obtenir la justice en Syrie – tant en France qu’ailleurs – dépendent fortement des poursuites relevant de la compétence universelle, étant donné qu’un renvoi à la CPI a fait l’objet d’un veto de la part de la Russie et que la Syrie n’est pas partie au Statut de Rome (elle a signé le Statut en 2000 mais ne l’a jamais ratifié). L’imposition d’une double incrimination dans ces circonstances est incompatible avec le principe de compétence universelle, qui repose sur l’idée que certains crimes sont si graves qu’ils menacent le monde entier et affectent la conscience mondiale. Il est compréhensible que les défenseurs des droits de l’homme considèrent que la décision donne aux criminels la possibilité de jouir de l’impunité alors qu’ils ont commis les crimes les plus graves.

Cependant, comme indiqué ci-dessus, la Syrie a criminalisé les crimes de guerre, la torture et le terrorisme qui restent des pistes viables pour des poursuites en France malgré l’exigence de la double incrimination. En tant que tel, l’avis de la Cour de cassation, bien que regrettable, ne signifie pas la fin de la compétence universelle en France.

Image : Une vue de l’entrée de la Cour de cassation, photographiée le 21 mars 2017. (THOMAS SAMSON/AFP via Getty Images)